inénarrable de phrases piquées à la radio, dans les discours politiques, les
fictions à la manière de Jules Verne, plausibles et enfantines.
Entre ces deux titres, Proxima estacion : Esperanza compose une tour de Babel.
On y parle les langues de ce deuxième millénaire, l'anglais, l'espagnol, en
pleine expansion mondiale, le portugais, troisième langue parlée à travers le
monde (si l'on exclut le chinois), et un peu de français, pour conjurer un sort
économico-politique qui voudrait sa mort – à l'occasion, c'est un peu le
constat d'échec de la francophonie que dresse ce fils de républicain espagnol
émigré en France. Chaque chanson peut contenir toutes ces références
linguistiques, et les idées qui vont avec, prises sur le vif – "que passou, que
passou la pizza acabou" "too much, too much promiscuity, too much too much
hypocrisy" –, une fanfare, des voix des rues, une sonnerie de portable, un
rythme de reggae, un sifflet : quelle énergie, quelle envie de vivre, d'aimer,
de voyager !
BRIBES D'ONDES RADIO
"Que horas son mi corazon, e vai vai van, que horas son en Washington", etc.
Voici une minute cinquante-trois de fuseaux horaires concentrés, de reggae
happé, de portugnol prononcé avec un accent français outré. Et puisque rien ne
s'arrête jamais de tourner, Manu Chao a supprimé les pauses entre les
morceaux : tout s'enchaîne. Voici le futur tube lancé en radio pour annoncer la
sortie de cet album annoncé et attendu depuis des mois, Me gustas tu ("Que voy
a ser, je ne sais pas, que voy a ser, je ne sais plus, me gusta la cena, me
gustas tu", j'aime le reggae, la guitare, toi, la cannelle, le peuple, la
Corona, la lasagne, la castagne, le Guatemala, et, bien sûr, la marijuana).
Ça tourne, les ondes radio, les voix, les accents, il est 5 heures du matin,
qui songerait à dormir ? Des mariachis veillent au Mexique, les narco-chanteurs
tournent en Colombie, des Indiens chantent des rancheras en Equateur. Et Manu
Chao vole des bribes de vie. C'est sa manière à lui de profiter de la
technologie. Il chipe à la radio : la voix de Youri Gagarine, celle de Marie-
Pierre Planchon (Madame Météo marine de France Inter) – "Pour toutes les zones
de la mer de Manche" , le Gran Combo de Puerto Rico, les Algériens du Val-
Fourré et de Mantes-la-Jolie. En ce sens, Proxima estacion fait la révolution,
disque purement électronique, interdit d'entrée dans les clubs, planqué sous
des habits acoustiques et exposé sur les foires et les places publiques par la
grâce d'un sound system dénommé Radio Bemba.
Manu Chao vit en partie à Barcelone et se promène aussi en Méditerranée, celle
d'Afrique et celle des banlieues françaises. Voilà des Kabyles (Denia) pour se
calmer juste un peu, en tout cas pour discipliner le cercle de l'infernale
danse sud-américaine de Manu Chao, comme le fera, huit titres (huit
tourbillons) plus tard, la rappeuse brésilienne Valeria. Nègre au "flow"
extraordinairement élégant, elle reprend Bongo Bong avec un nouveau texte (en
portugais), détaillant les mâles, leurs catégories, et leurs servitudes vis-à-
vis des femmes. Cette chanson, avec son inimitable rythmique d'inspiration
reggae, son pincement de corde électrique inimitable et lascivement prolongé,
sert d'ailleurs de fil conducteur à l'album, où flotte sans discontinuer cet
air de "Je ne t'aime plus mon amour, je ne t'aime plus pour toujours", placé
comme une signature à l'encre indélébile. Le pari est audacieux, et le reproche
est déjà fait à Manu Chao de se copier lui-même. Manu Chao invente, et
l'invention ne naît pas du néant.
ÉNERGIE DANSANTE
Manu Chao a greffé sur les
sons qui le taraudent et qui ont bâti un succès
inespéré – plus d'un
million d'exemplaires de Clandestino vendus – une masse
considérable d'informations
accumulées lors de ses voyages transaméricains
et européens, jusqu'au jazz,
swing très cuivré qui vient donner à
toute cette latinité un surcroît
d'énergie dansante (Trapped by Love, Le Rendez-vous,
respectivement une minute
cinquante-cinq et une minute cinquante-sept de fondu-
enchaîné de
franco-anglais). "Ai papito, ai mamita" : profils
indiens, légendes de lune et de soleil, foire
aux superstitions, accents
roulés : le sous-commandant Marcos, à qui Manu
Chao avait dédié
Clandestino, est toujours là, mais la fête, le
plaisir sont aussi les ingrédients du grand
chambardement, comme l'ironie qui se moque même de la
vache folle : "Bailemos todos a
vaca louca, esse ritmo terminal", nous dansons tous la vache folle, ce rythme
terminal, et puisque nous sommes latins, nous devons pleurer, pleurer d'amour
évidemment (Mi vida). Véronique Mortaigne
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