L'ex-chanteur de la Mano Negra livre un deuxième album jubilatoire, "Proxima estacion : Esperanza".

 

Le chanteur Manu Chao

L'ALBUM Proxima estacion : Esperanza est-il une copie presque conforme de Clandestino,

le précédent disque de Manu Chao, ex-membre de la Mano Negra,

Franco-Galicien et bohème infatigable ? En aucun cas. Il en est une glorieuse,

triomphante, joyeuse prolongation. Jubilatoire, profondément sud-américain,

donc excessif, fou, miraculeux, Esperanza creuse le sillon musical et

philosophique inventé précédemment par Manu Chao. Les dix-sept titres de cet

album rapide comme l'éclair revendiquent le droit à la respiration et à

l'espace pour tous, l'exigence démocratique du désordre comme fondement de la

société – le chahut, l'indiscipline ne sont pas synonymes de violence.

Esperanza est un manège de fête foraine qui tourne si vite qu'il grise à peine

démarré – le premier titre a pour nom Merry Blues, le dernier avant arrêt sur

chapeaux de roues s'appelle Infinita Tristeza, tristesse infinie, collection

inénarrable de phrases piquées à la radio, dans les discours politiques, les

fictions à la manière de Jules Verne, plausibles et enfantines.

Entre ces deux titres, Proxima estacion : Esperanza compose une tour de Babel.

On y parle les langues de ce deuxième millénaire, l'anglais, l'espagnol, en

pleine expansion mondiale, le portugais, troisième langue parlée à travers le

monde (si l'on exclut le chinois), et un peu de français, pour conjurer un sort

économico-politique qui voudrait sa mort – à l'occasion, c'est un peu le

constat d'échec de la francophonie que dresse ce fils de républicain espagnol

émigré en France. Chaque chanson peut contenir toutes ces références

linguistiques, et les idées qui vont avec, prises sur le vif – "que passou, que

passou la pizza acabou" "too much, too much promiscuity, too much too much

hypocrisy" –, une fanfare, des voix des rues, une sonnerie de portable, un

rythme de reggae, un sifflet : quelle énergie, quelle envie de vivre, d'aimer,

de voyager !

 

 

BRIBES D'ONDES RADIO

 

 

"Que horas son mi corazon, e vai vai van, que horas son en Washington", etc.

 

Voici une minute cinquante-trois de fuseaux horaires concentrés, de reggae

happé, de portugnol prononcé avec un accent français outré. Et puisque rien ne

s'arrête jamais de tourner, Manu Chao a supprimé les pauses entre les

morceaux : tout s'enchaîne. Voici le futur tube lancé en radio pour annoncer la

sortie de cet album annoncé et attendu depuis des mois, Me gustas tu ("Que voy

a ser, je ne sais pas, que voy a ser, je ne sais plus, me gusta la cena, me

gustas tu", j'aime le reggae, la guitare, toi, la cannelle, le peuple, la

Corona, la lasagne, la castagne, le Guatemala, et, bien sûr, la marijuana).

Ça tourne, les ondes radio, les voix, les accents, il est 5 heures du matin,

qui songerait à dormir ? Des mariachis veillent au Mexique, les narco-chanteurs

tournent en Colombie, des Indiens chantent des rancheras en Equateur. Et Manu

Chao vole des bribes de vie. C'est sa manière à lui de profiter de la

technologie. Il chipe à la radio : la voix de Youri Gagarine, celle de Marie-

Pierre Planchon (Madame Météo marine de France Inter) – "Pour toutes les zones

de la mer de Manche" , le Gran Combo de Puerto Rico, les Algériens du Val-

Fourré et de Mantes-la-Jolie. En ce sens, Proxima estacion fait la révolution,

disque purement électronique, interdit d'entrée dans les clubs, planqué sous

des habits acoustiques et exposé sur les foires et les places publiques par la

grâce d'un sound system dénommé Radio Bemba.

 

 

Manu Chao vit en partie à Barcelone et se promène aussi en Méditerranée, celle

d'Afrique et celle des banlieues françaises. Voilà des Kabyles (Denia) pour se

calmer juste un peu, en tout cas pour discipliner le cercle de l'infernale

danse sud-américaine de Manu Chao, comme le fera, huit titres (huit

tourbillons) plus tard, la rappeuse brésilienne Valeria. Nègre au "flow"

extraordinairement élégant, elle reprend Bongo Bong avec un nouveau texte (en

portugais), détaillant les mâles, leurs catégories, et leurs servitudes vis-à-

vis des femmes. Cette chanson, avec son inimitable rythmique d'inspiration

reggae, son pincement de corde électrique inimitable et lascivement prolongé,

sert d'ailleurs de fil conducteur à l'album, où flotte sans discontinuer cet

air de "Je ne t'aime plus mon amour, je ne t'aime plus pour toujours", placé

comme une signature à l'encre indélébile. Le pari est audacieux, et le reproche

est déjà fait à Manu Chao de se copier lui-même. Manu Chao invente, et

l'invention ne naît pas du néant.

ÉNERGIE DANSANTE

Manu Chao a greffé sur les sons qui le taraudent et qui ont bâti un succès

inespéré – plus d'un million d'exemplaires de Clandestino vendus – une masse

considérable d'informations accumulées lors de ses voyages transaméricains et

européens, jusqu'au jazz, swing très cuivré qui vient donner à toute cette

latinité un surcroît d'énergie dansante (Trapped by Love, Le Rendez-vous,

respectivement une minute cinquante-cinq et une minute cinquante-sept de fondu-

enchaîné de franco-anglais).

"Ai papito, ai mamita" : profils indiens, légendes de lune et de soleil, foire

aux superstitions, accents roulés : le sous-commandant Marcos, à qui Manu Chao

avait dédié Clandestino, est toujours là, mais la fête, le plaisir sont aussi

les ingrédients du grand chambardement, comme l'ironie qui se moque même de la

vache folle : "Bailemos todos a vaca louca, esse ritmo terminal", nous dansons

tous la vache folle, ce rythme terminal, et puisque nous sommes latins, nous

devons pleurer, pleurer d'amour évidemment (Mi vida).

Véronique Mortaigne ________haut de page